• Charles Baladier, Aventures et discours dans l'amour courtois, Paris, Hermann, 2010, 198 p.

    Enquête sur la naissance de l'amour courtois et sur la notion centrale que l'auteur dégage de delectatio morosa, - leur ancrage dans les textes d'Ovide, L'Art d'aimer notamment, et leur importance chez les modernes Dante et Pétrarque -, cet ouvrage nous fait rencontrer l'amour dans d'infinies nuances. D'abord définie comme la « passion la plus haute », l'amour apparaît à travers les histoires d'amour elles-mêmes dans leurs aspects singuliers et exemplaires : la rencontre, le désir, l'attente, la séparation, la malveillance, la merce utime. Ne pouvant restituer la richesse de cet ouvrage, je me bornerai à ces quelques lignes en espérant susciter le désir de le lire.

    Non seulement, l'auteur nous fait partager son érudition, mais son approche ne nous laisse pas à la surface de son savoir. Loin de tenir un discours théorique, son propos nous fait entrer dans l'univers courtois et nous fait toucher l'extrême variété des motifs d'aimer, des formes d'amour composées de joie extatique ou de vives souffrances, et nous reconduit à une question dont peut-être chacune présente ses caractéristiques propres, sa naissance spécifique (à l'image de l'infinité des variations en ce qui touche aux rencontres humaines). Qu'est-ce qu'aimer ? Quelles sont les composantes ou les formes du plaisir ou du désir qui entrent en jeu ? Quel part l'imaginaire tient dans l'amour ? Et le rêve en faut-il une certaine quantité? Ces questions peuvent apparaître récurrentes de chacune de ces expressions singulières.
    Analysant la place de la notion de plaisir dans la vie psychique et dans la vie morale, se penchant sur les mouvements premiers de la sensualité, Charles Baladier montre l'innovation quant aux rapports entre le désir et le plaisir qui s'exprime dans la delectatio morosa. La « délectation morose » qu'on doit comprendre comme un plaisir propre au désir, pris par exemple dans le fantasme, comme « le plaisir spécifique qu'apporte le fait de savourer la représentation imaginaire d'un désir (en l'occurence prohibé) dont l'assouvissement est différé pendant un certain temps (mora) ou celle de la remémoration d'un plaisir similaire éprouvé dans le passé » (p. 26). La delectatio morosa revient à une intelligence de l'amour sans pour autant signifier que la relation amoureuse soit nécessairement platonique ou étrangère à tout érotisme.
    Cette enquête lui permet aussi de décliner les multiples formes de l'amour courtois, et les nombreuses interprétations de ce mouvement. Parfois, l'amour courtois est défini comme une forme de l'amour où c'est le plaisir de désirer qui l'emporte sur son accomplissement lui-même dans la jouissance. Parfois, il est davantage retenu comme le passage de l'expérience amoureuse à l'écriture de l'art d'aimer. Parfois, encore, il est conçu comme savoir sur l'amour à des fins rationnelles : rester maître de son coeur et de son corps, être maître du coeur et du corps de l'autre. Pour d'autres, il est l'expression d'un idéal comme le besoin d'épurer le désir, une spiritualisation de l'ardeur amoureuse, l'ennoblissement de l'objet aimé, une surestimation métaphysique de la femme.
    Par l'amour courtois (apparaissant au Moyen Âge), on reconnaît outre une manière d'aimer, mais aussi une nouvelle relation possible entre l'homme et la femme, et ces deux paramètres conjugués engendrent une forme d'amour étroitement liée à la poésie - l'amour en étant le moteur.
    Ce livre est aussi de façon sous-jacente un hymne à la femme telle qu'elle apparaît dans la littérature courtoise. L'angle d'exposition n'insiste pas sur une femme pécheresse, tentatrice, rusée, dominatrice. Par exemple, l'auteur inspiré de Philon d'Alexandrie livre une version de la chute originelle où la femme n'est qu'un des acteurs de l'épisode et non pas sa cause (p. 124). Dans les textes des troubabours et des trouvères, la femme est aimée et aimante ; la femme-troubadour en étant la forme exemplaire en tant qu'elle travaille à son émanciption sentimentale et érotique et qu'elle imagine une relation telle qu'elle pourrait être aimée « d'un amour dans lequel entreraient des valeurs d'amitié, de tendresse et d'attachements mutuels » (p. 154), valeurs qui ont cours entre chevaliers. Ce statut nouveau de la femme se prolonge dans la figure de la sauveuse, avec une forme paroxystique chez Dante ou Pétrarque : l'amour étant dans leurs écrits le désir d'une femme inaccessible ou absente ; le sourire de la femme étant interprété comme « signe de la victoire du plaisir et de la liberté » (p. 188) ; son expression idéale se traduisant peut-être par sa leggiadria (grâce, charme, beauté, légerté, élégance oscillant entre le naturel et l'artificiel).
    A travers les chants des troubadours et des trouvères, à travers des histoires d'amour aussi, Charles Baladier nous introduit à l'art d'aimer courtois en insistant sur le pouvoir du fantasme et sur la toute-puissance du désir amoureux.

    J'ai lu cet ouvrage comme une de ces lectures précieuses qui vous transforment en vous ouvrant à des matières jusque-là inconnues, mal articulées ou totalement nouvelles. Les meilleures années, parmi les "nouveautés", on peut espérer rencontrer 3 peut-être 4 livres de cette densité, de cette qualité, pas tellement plus.
    Le rapport sexuel y est considéré comme procurant un intense plaisir telle qu'aucune autre activité ne peut s'y comparer. On pourrait toutefois se demander si l'activité poétique, d'écriture et artistique et l'expérience de liberté qui les accompagne ne procure pas un plaisir plus intense encore que le plaisir sensuel.
    Quoiqu'il en soit ce magnifique texte nous offre l'opportunité de nous réapproprier de nombreuses nuances déclinables entre l'amour et le désir, et de diversifier la nature des désirs eux-mêmes, pour réintroduire une distinction essentielle mais peut-être trop oubliée qui est celle entre « désirer » et « avoir ou posséder ». Elle se caractérise par exemple dans les deux aspects décrits de la delectatio que sont « l'attraction excercée sur l'âme par un objet désiré » et « la jouissance dans laquelle la volonté se complaît quand elle possède celui-ci ».
    En fin de compte, l'amour courtois ne traduirait-il pas par dessus tout une liberté du désir, et sa libre expression ?


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  • Clair-obscur
    Peinture acrylique et pigments bruts sur toile, 117x178 cm
    Tableau réalisé au sein du Collectif Vaucouleurs par 
    Nicolas Dupeyron, Stéphanie Ménasé, Cyril Réguerre
    juillet 2010


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  • Série réalisée avec Nicolas Dupeyron; certains tableaux de cette série sont aussi visibles sur http://www.ipernity.com/doc/collectifvaucouleurs


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  • "Chaque fois qu'il y a un orage, et il y en a beaucoup ici, on est avec les arbres, on a peur pour ces arbres-là. Je ne sais plus leur nom tout à coup" (Duras, Écrire, "Folio", p.48).
    "Recomposition durassienne", série de 15 tableaux réalisée avec Nicolas Dupeyron.


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